Philosophie-politique-Recensions d'ouvrages

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Politiques de l'inimitié - Achile Mbembe

Politiques de l’inimitié circule entre une immersion dans le « passé » des questions liées au mépris racial et une critique du « présent » tourmentée par le terrorisme et le contreterrorisme. Ces deux dimensions du temps sont mises en scène par la question de la violence. Achille Mbembe réfléchit sur le soin psychiatrique chez Frantz Fanon, à l’ombre duquel il élabore une relecture critique de l’histoire de l’humanité. Le livre a été conçu en toute liberté qui permet au lecteur d’entrer par la porte de son choix. De ce fait le lecteur ou la lectrice peut circuler dans cette œuvre dense qui offre une occasion de méditer à la fois sur ce qui se passe ; (autrement dit, « penser l’événement » dans le sens harendtien) et évaluer ses racines historiques. Les démocraties libérales sont questionnées dans leur face-à-face avec le terrorisme. Le contreterrorisme qui en résulte évacue-t-il à son tour le refus du droit ?

 

 

L’introduction du livre, intitulée, « l’épreuve du monde », est un porche qui présente succinctement l’argumentation de l’ensemble. La réflexion de Mbembe porte «sur la reconduction à l’échelle planétaire de la relation d’inimitié et ses multiples reconfigurations dans les conditions modernes. Le concept platonicien de pharmakon – l’idée d’un médicament qui opère à la fois comme remède et comme poison – en constitue le pivot. S’appuyant en partie sur l’œuvre politique et psychiatrique de Frantz Fanon, l’on montre comment, dans le sillage des conflits de la décolonisation, la guerre (sous la figure  de la conquête et de l’occupation, de la terreur et de la contre-insurrection) est devenue, au sortir du XXe, le sacrement de notre époque » (p. 8)

 

Comment argumente-t-il pour démontrer le fait que guerroyer caractérise notre temps ?

 

 

L’ouverture du chapitre 1 intitulé « La sortie de la démocratie », formule la visée du livre. « L’objet de ce livre est de contribuer, à partir de l’Afrique où je vis et travaille (mais aussi à partir du reste du monde que je n’ai eu de cesse d’arpenter), à une critique du temps qui est le nôtre–le temps du repeuplement et de la planétarisation du monde sous l’égide du militarisme et du capital et, conséquence ultime, le temps de la sortie de la démocratie (ou de son inversion) » (p. 17)

 

La déconstruction qui est la méthode employée sous-entend toutefois l’inexistence d’un point de vue de surplomb, en récusant un « universalisme abstrait » (p. 17) et conquérant. Nos discours sont forcément « provinciaux »

 

Par sa plongée dans le passé du mercantilisme Achille Mbembe examine la part honteuse  de ce système : « aussi bien le commerce négrier que la colonisation coïncidèrent en grande partie avec la formation de la pensée mercantiliste en Occident, quand ils n’en furent pas purement et simplement aux origines. Le commerce négrier fonctionnait à l’hémorragie et à la ponction des bras les plus utiles et des énergies les plus vitales des sociétés pourvoyeuses d’esclaves. » (p. 18). Un commerce de dupe qui conduit à s’interroger. Car, « la démocratie à esclaves » est « une démocratie raciste » (p. 29) Pouvait-on affirmer que la démocratie américaine où se juxtaposaient « les semblables » et les « non semblables » était une démocratie ? Quelle est cette démocratie qui employait le lynchage et qui tenait à l’écart « l’esclave-marchandise » dont elle profite néanmoins ? Car il est évident que la plantation profite aux personnes qui ont de l’argent et le multiplient. Il a fallu institutionnaliser l’injustice pour jouir. Cela, par l’imbrication entre la colonie, la démocratie et la plantation (p. 32). Une telle intrication, part du constat empirique, de la condition nègre : « être né aux États-Unis (cas de 90 % d’entre eux en 1860) ou procéder d’une descendance mixte (13% d’entre eux à la même période) ne change rien à l’état de bassesse auquel ils sont réduits, ni à l’ignominie dont ils sont frappés, et qui est transmise de génération en génération, sous la forme d’un héritage empoisonné » (p. 28) Mbembe évoque aussi  les différentes critiques de la démocratie en provenance de l’anarchisme, du socialisme et du syndicalisme.

 

Comment ne pas évoquer l’Afrique où l’on constate tout simplement, la reconduction de la violence du colonat dans les temps des partis uniques et iniques et des pseudo démocraties ?

 

Dans ce continent, la terreur étatique, s’est caractérisée comme une répression de la contestation ; les potentats emploient  « une répression tantôt sournoise, tantôt expéditive, brutale, sans retenue » (p. 51) à travers des emprisonnements, arbitraires, des fusillades ignobles, une instauration de l’état d’exception, et d’autres formes de  « coercition économique » (p. 51). En plus de cette pratique de la répression, « les luttes politiques ont eu tendance à être réglées par la force, la circulation des armes au sein de la société devenant l’un des principaux facteurs de division et un élément central dans les dynamiques de l’insécurité » (p. 52). L’État n’a plus la propriété de la « violence » puisque plusieurs acteurs le lui discutent. Le chapitre examine surtout le fait que les démocraties libérales, confrontées au terrorisme sortent d’elles-mêmes et ainsi emploient la violence pour faire face à la violence.

 

 

Le chapitre 2 s’intitule, « la société d’inimitié ».

Ce monde « décidément, est à la séparation, aux mouvements de haine, à l’hostilité et, surtout à la lutte contre l’ennemi, en conséquence de quoi les démocraties libérales, déjà fort lessivées par les forces du capital, de la technologie, sont aspirées dans un vaste processus d’inversion » (p. 62).

 

Achille Mbembe emprunte le concept d’inimitié à Carl  Schmitt. Dans notre monde actuel, ce concept « renvoie à un antagonisme suprême » (p. 70). L’ennemi est présent et on développe de la haine contre lui. L’ennemi est celui qui fait peur et qui affole. « L’objet affolant ». « Hier, ces objets avaient pour noms privilégiés, le Nègre et le Juif. Aujourd’hui Nègres et Juifs ont d’autres prénoms - l’islam, le musulman, l’Arabe, l’étranger, l’immigré, le réfugié, l’intrus, pour n’en citer que quelques-uns » (p. 62.). Il prend le soin de préciser que les démocraties libérales sont hantées par le « désir d’apartheid » ; elles se singularisent par des procédés de séparation et du repli sur soi. De là prospère le racisme décomplexé et gaillard. De cette idée de séparation, se perçoivent les pratiques israéliennes contre les palestiniens. C’est le refus de vivre ensemble côte à côte comme dans le cas du colonat. En clair, il faut comprendre que ce désir d’apartheid se complexifie davantage avec le surgissement du terrorisme et du contreterrorisme.

 

 « Quant à la guerre chargée de vaincre la peur, elle n’est ni locale, ni nationale, ni régionale. Sa surface est planétaire et la vie quotidienne son théâtre privilégié d’action. » (p. 77). Il faut donc comprendre par là que la guerre devient permanente contre un ennemi qui du dehors ou en dedans menace et frappe. Ce qui est palpable et observable, est la capacité de nuisance où des gens décident de se supprimer en supprimant des membres de la communauté qu’ils exècrent. Les sociétés occidentales subissent-elles la loi du Talion, du fait de leur fomentation des guerres loin de la vie de leurs citoyens ?

 

Pour Mbembe, « le nanoracisme hilare et échevelé, tout à fait idiot, qui prend plaisir à se vautrer dans l’ignorance et revendique le droit à la bêtise et à la violence qu’elle fonde – tel est donc l’esprit du temps » (p. 87), temps dominé par les débats futiles entre autochtonie et « allogènité » ; mais temps du monde pluriel. « La question de l’appartenance demeure entière. Qui est d’ici et qui ne l’est pas ? Que font chez nous ceux et celles qui ne devraient pas s’y trouver ? Comment s’en débarrasser ? Mais que veut dire « ici » et « là-bas » à l’ère de l’entrelacement de mondes mais aussi de leur rebalkanisation ? » (p. 89) 

 

 

Le chapitre 3 s’intitule, « Pharmacie de Fanon ».

L’auteur relit la pensée de Fanon en une double perspective. Il écrit, à cet effet, que « l’on s’attaque directement à la tension entre le principe de destruction – qui sert de pierre angulaire des politiques contemporaines de l’inimitié – et le principe de vie ». Par conséquent Achille Mbembe s’intéresse à la pensée fanonienne relative à la décolonisation. Dans quelle mesure la violence peut-elle être un travail qui débouche « sur le principe de vie » (p. 92) et par là rendre possible « la création du neuf » (p. 92).  Pour Fanon, la violence est nécessaire ; car elle permet de s’attaquer au « système colonial » (p. 107) ainsi qu’à tous les « systèmes d’inhibition » qui fabriquent la peur, les sentiments d’infériorité ; cela dans l’objectif de parvenir à la création « d’autres formes de vie » (p. 107).  Le principe destructif caractérise le monde de la guerre.

 

Le chapitre analyse surtout les différentes formes de racisme qui produisent des souffrances chez les colonisés blessés traumatisés. Cet autrui dominé se sent dans « une position instable » (p. 111) ; malgré cela, le nègre fait peur. Dans l’imaginaire colonial, il est d’abord un agresseur. « Objet effrayant, il éveille la  terreur » (p. 114). La reconstruction de soi comme sujet demande d’opter pour une culture du refus de la soumission. « Le sujet fanonien  (…) naît au monde et à soi à travers ce geste inaugural qu’est la capacité de dire non. Refus de quoi sinon de se soumettre, et d’abord à une représentation. Car dans les contextes racistes, « représenter » est la même chose que « défigurer ». La volonté de représentation est au fond une volonté de destruction.» (p. 118). Faire face demande de s’organiser contre ce qui opprime.

 

Dans ce contexte algérien colonial violent, Fanon exerce sa relation de soin. Il traite les dépressifs et ceux qui ont un sentiment de perte. Fanon s’intéressait aux victimes produites par la société d’inimitié, l’impuissance sexuelle des gens, les femmes violées, les personnes victimes de la torture, les anxieux, les tueurs et les tortionnaires, des orphelins, ou des gens ayant perdu un membre de famille, des français et des algériens ; les gens à la lisière du désespoir, etc. Il s’intéressa aux gens souffrant de troubles mentaux et de troubles psychiques. Fanon voulait surtout aider le malade en vue de le « rétablir dans son être et dans ses relations avec le monde » (p. 125) ; ce qui nécessite tout un travail d’accompagnement de la personne malade.

 

La lecture de Fanon permet à Mbembe de proposer une « éthique du passant », pour ramer à contre courant de l’univers de la violence, l’auteur propose de « devenir-homme-dans-le-monde » (p. 176). Vouloir décider d’être humain, revient à « apprendre à passer constamment d’un lieu à un autre » (p. 176) dans des vécus de « solidarité et de détachement » (p. 177).

 

 

En somme, Politiques de l’inimitié renvoie l’humanité à faire une révision de vie si elle veut vivre harmonieusement dans la rencontre des différents faisceaux constitutifs du monde des humains.

 

 

Akono François-Xavier.

 

 

Références

 

Achille Mbembé, Politiques de l'inimitié, Paris, Éditions la Découverte, 2016.

 

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12/04/2016
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