Philosophie-politique-Recensions d'ouvrages

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Philosophes d'Amérique


Laïcité et liberté de conscience: Jocelyn Maclure et Charles Taylor

 

 

Laïcité et Liberté de Conscience de Jocelyn Maclure et de Charles Taylor a été publié pour la première fois en 2010. Il est issu de la participation des deux philosophes québécois à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles au Québec dont ils ont été les rédacteurs du Chapitre 7. L’une des principales particularités du livre c’est qu’il s’ancre dans la réalité de terrain à travers l’exemple de la laïcité dans son expression québécoise plus notamment. Cet ancrage constitue donc à la fois la simplicité et la rigueur de l’ouvrage car il dépasse les simples conclusions du rapport pour embarquer le lecteur dans une dimension à la fois historique, philosophique, juridique et sociétale. Dès l’introduction les auteurs n’hésitent pas à soulever le caractère complexe du mot Laïcité : « (…) La laïcité est complexe, car elle est faite d’un ensemble de finalités et d’arrangement institutionnels » (p. 11). En outre, chez eux la question de la Laïcité ne peut se limiter à des questions de religion. Elle est plus large.

 

 

Le livre comprend deux parties et onze chapitres.

 

 

Ce qu’il faut savoir sur la Laïcité

 

 

La Laïcité, nous rappellent les auteurs, est une question de neutralité qui ne privilégie aucune religion. Pour qu’elle ne tourne pas en un privilège il faut de la part de l’État qui se dit Laïque des pré-requis comme l’impartialité. En mettant face à face la neutralité de l’État et la question du pluralisme moral, l’objectif est de faire comprendre que dans la mesure où c’est l’égal respect et la liberté qui président dans une société démocratique, les différentes visions du monde qu’elles soient de l’ordre de la foi, de la tradition ou de la morale ne doivent jamais influencer la décision et le rôle de l’État. Seulement cela ne signifie pas que l’État doit les occulter, car « la question de la Laïcité doit (…) être abordée dans le cadre de la problématique plus large de la nécessaire neutralité de l’État par rapport aux multiples valeurs, croyances et plans de vie des citoyens dans les sociétés modernes ». (p. 19). L’État est souverain et ne doit prendre position sur aucune valeur parce que son rôle est de transcender toute croyance pour privilégier le dialogue démocratique. De ce fait, devant le pluralisme des groupes ou des individus, seule la neutralité de l’État peut favoriser le vivre-ensemble et permettre la participation de tous dans la sphère publique.

 

 

 

Qu’est-ce que la Laïcité ?

 

« La laïcité est l’une des modalités du régime de gouvernance permettant aux États démocratiques et libéraux d’accorder un respect égal à des individus ayant des visions du monde et des schèmes de valeurs différents » (p. 29). Selon Maclure et Taylor, la Laïcité repose sur deux grands principes à savoir, l’égalité de respect et la liberté de conscience. Deux modes opératoires permettent de réaliser ces principes. Premièrement la séparation de l’Église et de l’État ; deuxièmement la neutralité de l’État. Ils insistent par ailleurs que ces modes opératoires sont indispensables pour la réalisation de la Laïcité. Le premier principe est un guide pour l’attitude de l’État Laïque. Il lui permet de se placer au-dessus des particularismes pour dire le droit, la démocratie et la dignité humaine.

 

 

 

Les régimes de la Laïcité

 

Pour déterminer un régime de la Laïcité, les auteurs estiment qu’il faut tenir compte de leur connexion avec la « pratique religieuse ». De ce fait la laïcité peut être radicale ou non, « rigide », « sévère » ou non ; « souple », « ouverte » ou non. Cela dépend de la manière dont elle se comporte devant une situation donnée (par exemple la visibilité d’un signe religieux dans certains lieux par exemple). Partant, il existerait donc deux régimes de la Laïcité : le régime républicain et le régime libéral pluraliste.

 

 

Le premier « attribue à la laïcité la mission de favoriser, en plus du respect de l'égalité morale et de la liberté de conscience, l'émancipation des individus et l'essor d'une identité civique commune, ce qui exige une mise à distance des appartenances religieuses et leur refoulement dans la sphère privée » (p. 46). Il se focalise prioritairement sur les modes opératoires qui deviennent non plus seulement des moyens mais des valeurs à savoir la neutralité et la séparation de l’Église et de l’État. C’est le cas de la Laïcité dans sa formule française. Ce qui est mis en avant ici c’est la relation de la religion avec l’espace public et l’espace privé, car la religion y est invitée à garder sa place dans la sphère privée.

 

 

Le second (libéral pluraliste) « voit quant à lui la laïcité comme un mode de gouvernance dont la fonction est de trouver l'équilibre optimal entre le respect de l'égalité morale et celui de la liberté de conscience des personnes » (Ibid.). Ici ce qui est fondamental ce sont les principes de l’égal respect et de liberté de conscience. C’est le cas de la Laïcité dans sa formule québécoise qui ne focalise pas son discours sur la présence ou non du religieux dans l’espace public, mais qui visant l’équité et le respect de la liberté des consciences va avoir recours aux « accommodements raisonnables pour régler un contentieux ».

 

 

In fine, ce régime de laïcité vise « la conciliation optimale de l’égalité de respect et de la liberté de conscience » (p. 37)

 

 

 

Le public et le privé

 

La thématique du public et du privé est au cœur de la question de la Laïcité dans les sociétés démocratiques. C’est un couteau à double tranchant parce que si elle est le lieu du problème, elle est aussi le lieu de la solution. C’est comme l’écrit Pierre Manent, « le lieu  stratégique où se nouent leurs difficultés, leurs drames et aussi leurs possibilités (…) », (Manent, p. 69). Après avoir donné le sens de « Public » selon l’Antiquité et selon le siècle des Lumières, les deux auteurs du livre démontrent que le problème de la Laïcité avec l’espace public viendrait peut-être de ce double sens où finalement le problème de la neutralité peut être vu sous deux angles où l’on choisirait soit de tolérer le signe religieux dans l’espace public, soit d’en interdire l’ostentation.

 

 

Somme toute les auteurs reconnaissent le caractère général et donc imprécis de cette distinction public-privé pour pouvoir « évaluer la place de la religion dans l’espace public » (p. 54), car là où existe véritablement la liberté d’expression, chercher à limiter la religion dans l’espace privé relèverait soit de l’utopie soit de la dictature mentale.

 

 

 

La question des accommodements raisonnables

 

Commençons par nous souvenir que la liberté de conscience avec l’égal respect fait partie des principes de la Laïcité. Dans la deuxième partie qui se focalise précisément sur la liberté de conscience, les auteurs reconsidèrent avec soin le deuxième régime de la Laïcité qui est la Laïcité pluraliste en partant du modèle québécois. Après un bref rappel de la liberté de religion qui est inscrit dans les documents juridiques nationaux et internationaux, les auteurs soulignent que la «  liberté de religion inclus la liberté de pratiquer la religion » (p. 83). Pourtant il n’est écrit nulle part que cette liberté permet les accommodements des différentes situations. Se pose ainsi la question de ce qu’il faut accommoder, mais surtout celle de savoir pourquoi faut-il accommoder les croyances alors que les personnes, avec handicap physique ou mental, par exemple vivent leur handicap comme si de rien n’était. Selon Jocelyn Maclure et Charles Taylor les accommodements raisonnables reposent sur deux grandes prémisses qui justifient leur pertinence : « 1) les règles qui font l'objet de demandes d'accommodement sont parfois indirectement discriminatoires à l'endroit des membres de certains groupes religieux ; 2) les convictions de conscience, qui incluent les croyances religieuses, forment un type de croyances ou de préférences subjectives particulier qui appelle une protection juridique spéciale » (p. 93). Ces deux règles réunies permettent de comprendre que dans l’adoption d’un accommodement raisonnable ce qui compte ce n’est pas d’adapter chacune des situations, mais plutôt celles qui sont nécessaires à la construction sociale et qui n’empiètent pas l’idéal des démocraties  c’est- dire celles qui  permettent de « donner un sens et une direction » (p.97) à la vie d’un citoyen et « permettent de structurer son identité morale et d'exercer sa faculté de juger dans un monde où les valeurs et les plans de vie potentiels sont multiples et entrent souvent en concurrence » (Ibid.). On ne peut donc accommoder ce qui relève d’un goût, d’un plaisir personnel ou d’un désir.

 

 

 

L’Avenir de la Laïcité

 

La Laïcité n’est pas le laïcisme, ou une sorte de cloison dorée réservée aux initiés ayant atteint un certain degré de puissance. Elle ne s’enferme donc pas exclusivement dans des déclaration propagandistes de type « séparation de l’Église et de l’État » ou encore « la neutralité de l’État à l’égard des religions » ou bien « la sortie de la religion de l’espace public ». Ces formules peuvent dire quelque chose de la Laïcité, mais il n’y a pas que cela, car « la Laïcité repose plutôt sur une pluralité de principes ; chacun remplissant des fonctions particulières » (p. 29). Les acteurs démocratiques devraient apprendre à privilégier, à côté des problèmes de distribution économique à tenir compte des diversités humaines, sociales, religieuses, morales et culturelles de l’individu des temps démocratiques d’autant plus que la diversité est inhérente à toute société démocratique. La religion étant une vision du monde comme d’autres visions, il n’est pas nécessaire de l’isoler en la confinant dans l’espace privé.

 

 

La question de la Laïcité dans les sociétés démocratiques et libérales étant en soi une question complexe, il est clair que pour qu’elle essaie de ne pas dégénérer en haine de la religion, qu’elle tienne compte de certaines circonstances et apprennent à s’adapter des fois. Les auteurs l’ont démontré à la fin de leur livre. La question des accommodements raisonnables est aussi complexe que celle de la Laïcité car elle se heurte à la multiplication des demandes. Doit-on tout aménager ? De nos jours avec les extrémismes religieux qui ne laissent désormais personne indifférent l’on se demande sans cesse si les gouvernements en fonction des demandes d’accommodement de la laïcité succomberont au piège de la manipulation du signe ou de la présence ou encore des habitudes religieuses qui n’ont aucun impact social. Et si les religions et autres valeurs traditionnelles et culturelles s’adaptaient ?

 

 

La question reste ouverte à tous, mais pour les auteurs, envers et contre tout et parce qu’ils raisonnent d’abord en tant que philosophes, soucieux de la liberté de l’individu rationnel et responsable, « ce ne sont pas les convictions religieuses en soi qui doivent jouir d'un statut particulier, mais bien l'ensemble des croyances fondamentales qui permettent aux individus de structurer leur identité morale » (p. 115-116). Étant donné que la dynamique libérale rime avec la question de la souveraineté de l’individu, l’un des vrais problèmes de la Laïcité de nos jours est réellement le problème de la liberté de l’individu, de comment l’État Laïque permet à l’individu de se déployer dans un conditionnement qui tienne compte de l’égalité, de la liberté  et des diversités.

 

 

 

La laïcité ou l’histoire d’une résistance.

 

Résistance à quoi ? À l’uniformité. La laïcité, dans son principe n’est ni conformiste ni tyrannique. Elle refuse de s’enfermer dans une définition prête à porter. Sa vocation porte en elle une capacité à s’adapter. En théologie, on parlerait d’inculturation autrement dit la capacité d’adapter quelque chose (Évangile chez les Chrétiens) dans dans une culture donnée. Ce qui n’est ni « acculturation » et encore moins « Inculte » mais plutôt incarnation d’un modèle dans les différents modes de vie et dans la gouvernance d’une démocratie qu’elle soit républicaine ou pluraliste.

 

 

Au terme de notre recension, nous sommes tentées de poser la question suivante : Doit-on réformer ou corriger la Laïcité ? Ce livre a été écrit il y a exactement six ans et nous démontre que la Laïcité est aussi l’histoire d’un dialogue permanent. Il vient d’être réédité en 2016. Il demeure d’une pertinence inégalable encore aujourd’hui car la question de la religion et de sa place dans l’espace public démocratique est d’une acuité ineffable. On ne pourra pas nier que ce livre, comme tout livre a ses limites et nous laisse dans des questionnements multiples, cependant l’une de ses originalités c’est qu’il représente pour les penseurs de notre époque une sorte de Galerie contemporaine des questions démocratiques de la religion et de la Laïcité. Pour une Laïcité ouverte, Maclure et Taylor jugent essentiel l’alliance réelle de l’éthique avec le politique.

 

 

 

 

Pénélope Mavoungou

 

 

Références :

 

Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, La Découverte, coll. « La Découverte », 2010, 164 p., EAN : 9782707166470.

Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010, 164p.,

Pierre Manent,  Intérêt privé, intérêt public, « L’actualité de Tocqueville », CPPJUC, N°19, Caen, 1991, p. 69-71.

 

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24/05/2016
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Éthicien, de Daniel Marc WEINSTOCK

 

Daniel Marc Weinstock est un philosophe québécois qui s’intéresse à la philosophie politique et à l’éthique des politiques publiques. Il est fondateur du CRÉUM (Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal)

 

 

Lorsqu’il m’a été demandé d’écrire la chronique du livre « Profession Éthicien » de Daniel Marc Weinstock (2006), j’avoue avoir sursauté. Non pas parce que l’exercice demandé n’était pas dans mes cordes…mais tout simplement parce que c’était la première fois que j’entendais parler du mot « Éthicien ». Mon premier réflexe a été de regarder sa définition dans Le Grand Robert en ligne de la bibliothèque de mon université et voilà ce qui est noté : « Éthicien, ienne : spécialiste de l’éthique, des problèmes éthiques→Moraliste ». Ensuite, j’ai cherché la signification de moraliste : « Personne qui, par ses œuvres, son exemple, donne des leçons, des préceptes de morale (→ Évangélique) ». L’éthicien est ainsi associé au moraliste pour ne pas dire qu’il est un moralisateur. Daniel M. Weintstock, se sent un peu mal à l’aise avec cette connotation à la limite péjorative qu’on attribue à l’« Éthicien ». Ce dernier « serait quelqu’un de sentencieux, toujours prêt à porter un jugement sur le comportement des autres » (p.7).

 

 

L’image qu’on a de l’éthicien se rapproche ainsi de celle d’un prêtre, d’un rabbin, d’un imam qui sont des personnes représentant l’autorité morale au sein de la cité. Des personnes dont le comportement ne prête pas à confusion et qui sont des modèles à suivre. De façon générale, on peut dire de ces personnes qu’elles sont la morale personnifiée dans la mesure où ces personnes ont acquis un certain sens du bien et du juste. Sens qui les amène à montrer aux autres individus le chemin à emprunter et les préceptes à respecter pour demeurer dans le droit chemin et avoir un sentiment de sécurité. « L’éthicien serait selon cette vision des choses une sorte de prêtre séculier, porteur d’une doctrine capable de délivrer dans toutes les situations « la » situation paradigmatiquement éthique » (p.43). Vu sous cet angle, l’éthique serait comme une religion ou une secte et où l’éthicien serait considéré comme un gourou. On comprend peut-être ici le malaise éprouvé par l’auteur car dans cette optique, on risquerait d’assister à la naissance de la pensée unique où la parole de l’éthicien seule serait crédible et ne saurait être remise en question et ne saurait accepter aucune contradiction. De ce fait, on tuerait ainsi la pensée critique, la réflexion par soi-même et toute créativité. Il propose de ce fait une vision de l’éthique se fondant sur la philosophie politique. Ainsi il n’hésite donc pas à monter que dans les sociétés démocratiques, par exemple, le rôle de l’éthicien est d’apporter une lumière sur les débats citoyens, ceci afin de permettre à la société et aux décideurs politiques de former un socle qui s’intéresse aux véritables problèmes des populations ainsi qu’aux enjeux sociaux.

 

Pour l’auteur d' « Éthicien », l’objet de l’éthique ne consiste pas de prime abord à porter un jugement des comportements des individus. L’éthique accepte l’individu avec ses défauts, ses qualités, ses motivations, ses passions et tente tout de même « de mettre en place des institutions et des ensembles de règles favorisant les motivations moralement avouables et tendant à neutraliser les autres » (p.8). En effet, la vie dans la cité implique le respect d’un certain nombre de règles en vue de rendre les relations entre les individus harmonieuses, cordiales et afin de rendre la vie dans la cité vivable et tolérables. Sans la mise en place de telles règles, on risquerait de se retrouver dans la cour du roi Pétaud et où pour reprendre l’expression de Hobbes « l’homme est un loup pour l’homme ».

 

 

En parcourant le livre, on se rend bien compte que Daniel M. Weintstock nous relate en quelque sorte son parcours professionnel : comment il est venu à la profession Éthicien sachant qu’au départ, il est d’abord philosophe politique de formation puisqu’ayant suivi des études de philosophie. La philosophie est ainsi une discipline bien installée dans nos universités. Ce qui n’est pas le cas avec l’éthique qui souffre d’un manque d’autonomie disciplinaire. Après avoir exposé son parcours académique et professionnel, Daniel M. Weintstock présente l’éthique sous quatre angles différents qui forment l’ossature du livre.

 

 

L’éthique universitaire.

L’auteur commence ici par préciser que l’éthique au niveau de la recherche universitaire, c’est-à-dire celui du professeur, doit délimiter les principes susceptibles de conduire le vivre-ensemble. Mais cela ne peut pas se limiter à ce niveau, car une véritable éthique a la vocation d’être pluraliste et non unitaire dans la mesure où les problématiques divergent et convergent souvent vers le pluralisme des valeurs. Par la suite il présente les grands champs théoriques de l’éthique. Le premier c’est l’utilitarisme de John Stuart Mill. Le second c’est le déontologisme avec comme visage de proue Emmanuel Kant. Pour l’auteur, ces théories ne peuvent être appliqués comme des algorithmes à des décisions morales concrètes (…) ils illuminent certains des points les plus saillants sur le terrain de la moralité, mais ils ne se substituent pas au jugement moral de l’individu, qui doit toujours décider de ce qu’il veut faire à l’intérieur de ce terrain et qui doit toujours se donner la tâche de repérer les autres particularités moralement pertinentes des espaces de décision morale spécifique dans lesquels il se trouve (p. 19).

Le rôle de l’éthique serait donc, selon l’auteur, de « travailler à définir l’équilibre le plus défendable qui soit entre la protection de la sphère d’autonomie des individus protégée par les droits individuels et la protection du plus grand bien » (p. 19) pour le plus grand nombre sans sacrifier l’individualité de chaque citoyen.

 

 

Éthique et institutions

Pour D. Weinstock, les questions les plus essentielles que rencontre l’éthique contemporaine sont de nature institutionnelle. Il résume cette mission en quatre énoncés dont il ressort les exemples les plus pertinents. Tout d’abord le cas des décisions prises dans le cadre de la famille qui portent le stigmate de l’institution. Ensuite les débats de société comme le débat sur les thérapies géniques autour des cellules souches. Puis les comportements individuels qui peuvent avoir des conséquences sur l’ensemble de la société et qui influencent les décisions institutionnelles. En dernier lieu il parle de l’éthique professionnelle.

 

 

L’éthique dans la Cité

Dans la cité, le rôle de l’éthicien ne consiste pas à montrer aux autres individus le chemin à suivre en leur fournissant des réponses toutes faites au problème posé. Mais il agit en tant qu’éclaireur, enrichisseur et accompagnateur des débats démocratiques sur des problèmes ayant un enjeu éthique. L’auteur note que dans la cité, l’éthicien est de plus en plus sollicité à se prononcer sur les affaires concernant la cité. Aussi, il doit avoir une éthique professionnelle qui lui est propre : ne pas se présenter comme un expert, ne pas porter des jugements définitifs, éviter de se comporter comme un sanctionneur.

 

 

L’éthique de l’éthicien

Weinstock pointe deux erreurs que l’éthicien doit éviter dans son parcours. En premier lieu il ne doit pas se présenter comme le Moïse de l’éthique c’est-à-dire comme « l’expert capable de porter des jugements définitifs sur des questions à propos desquelles des gens raisonnables peuvent être en désaccord ». (p. 53). Ne se laissant pas berner par les médias, il doit toujours savoir que sa mission est d’ « éclairer le débat et non pas de s’y substituer » (p. 53). En deuxième lieu, l’éthicien gagnerait en se considérant comme « accompagnateur que comme un sanctionneur » (p. 53). En somme L’éthique professionnelle de l’éthicien repose sur le fait que « l’éthicien doit en quelque sorte se situer entre la partisanerie et la neutralité » (p. 54).

 

 

 

Concluons

L’ouvrage de Weinstock présente une pertinence visible quant à la question de l’éthique contemporaine. À l’heure du « tout éthique » où tout penseur ayant suivi un cours ou une session en éthique se présente désormais comme éthicien ou expert en éthique appliquée, ces mots de l’auteur sont nécessaires parce qu’ils nous rappellent, à juste titre que le rôle de l’éthicien n’est pas d’inventer mais d’accompagner en respectant la liberté individuelle des personnes. Ce qui est sûr c’est qu’au-delà ce livre, l’auteur nous invite à réfléchir sur la question de l’éthique de manière plus approfondie.

 

 

Nadège BIKIE, 

 

 

Références :

 

Daniel M. Weinstock, Éthicien, Montréal, PUM, 2006.

 

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20/04/2016
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Des problèmes sociaux à une réflexion sur les capabilités

Des problèmes sociaux à une réflexion sur les capabilités

Nous proposons à nos lecteurs un exercice peu familier : à savoir partir d’une enquête sociologique et aboutir à une réflexion de philosophie politique. Le point de départ est le livre, codirigé par Fabien Eboussi Boulaga, Ayissi Nkolo & GRP AGAGES :  Les jeunes et la politique. Quelles perceptions pour quelle participation  (disponible en lignes dans : http://library.fes.de/pdf-files/bueros/kamerun/08960.pdf)  ? ,  que nous mettons en lien avec quelques capabilités de Martha Nussbaum. (notre réflexion s’inspire de son texte suivant : « Femmes et égalité: l'approche fondée sur les capacités » ( Revue internationale du Travail Volume 138, Issue 3, pages 247–268, September 1999)

 

 

Avec la méthode de l’enquête documentaire, quelques  jeunes du Cameroun répondent à un questionnaire prédéfini où ils s’expriment sur leurs qualités de vie. Le chapitre 4 du dit livre s’intitule : « Problèmes majeurs, sociaux et individuels ». La question posée est ainsi formulée : 

« A mon avis, voici selon mon analyse les problèmes de notre société les plus graves » : mettre un X dans sa case (par rapport au sexe)

 

 

 

 

Sexe du répondant

 

 

 

Masculin

Féminin

L’analphabétisme dans notre société

Pas du tout grave

19

12

 

Peu grave

47

32

 

 

Grave

98

69

 

 

Très grave

179

170

La difficulté d’accès à l’éducation

Pas du tout grave

15

12

 

Peu grave

52

40

 

 

Grave

125

98

 

 

Très grave

142

120

La pauvreté, le manque d’argent dans notre société

Pas du tout grave

2

22

 

Peu grave

18

66

 

 

Grave

85

189

 

 

Très grave

237

189

La santé défaillante dans notre société

Pas du tout grave

15

12

 

Peu grave

44

42

 

 

Grave

98

103

 

 

Très grave

174

116

Le chômage et la précarité dans notre société

Pas du tout grave

6

3

 

Peu grave

9

16

 

 

Grave

59

57

 

 

Très grave

259

199

 

La corruption dans notre société

Pas du tout grave

6

3

 

Peu grave

9

16

 

 

Grave

59

57

 

 

Très grave

285

236

 

Le manque d’alternance politique dans notre pays

Grave

42

24

 

Peu grave

61

77

 

 

Grave

91

63

 

 

Très grave

92

70

 

La difficulté d’avoir un terrain dans notre société

Pas du tout grave

60

36

 

Peu grave

88

96

 

 

Grave

91

63

 

 

Très grave

92

70

 

Le tribalisme dans les services publics de notre société

Pas du tout grave

12

6

 

Peu grave

45

30

 

 

Grave

80

73

 

 

Très grave

191

164

 

Les difficultés d’accès à l’information

Dans notre société

Pas du tout grave

24

15

 

Peu grave

81

75

 

 

Grave

122

103

 

 

Très grave

103

73

 

Les difficultés d’alimentation dans notre société

Pas du tout grave

39

18

 

Peu grave

66

57

 

 

Grave

93

99

 

 

Très grave

129

102

 

Le banditisme et l’insécurité dans notre société

Pas du tout grave

16

6

 

Peu grave

36

24

 

 

Grave

89

75

 

 

Très grave

186

175

 

La non considération des préoccupations des jeunes dans notre société

Pas du tout grave

6

10

 

Peu grave

25

26

 

 

Grave

104

76

 

 

Très grave

193

155

 

Les tracasseries des communautés urbaines et des mairies contre les jeunes vendeurs à la sauvette dans notre société

Pas du tout grave

42

22

 

Peu grave

65

60

 

 

Grave

102

86

 

 

Très grave

122

101

 

Les difficultés d’accès à la justice dans notre pays

Pas du tout grave

21

10

 

Peu grave

46

51

 

 

Grave

96

83

 

 

Très grave                                163

 

 

Le tableau précédent met en évidence, trois problèmes cruciaux qu’affrontent les jeunes ; ils sont ainsi mentionnés dans l’ordre : 

  • La corruption (79 pour cent)
  • Le chômage et la pauvreté (70 pour cent)
  • Le manque d’argent (65 pour cent)

Nous allons cependant nous concentrer sur des problèmes à mettre en relation avec la liste des capabilités de Martha Nussbaum, à partir de la réalité de la précarité. C’est pourquoi, la question du manque d’argent ou de la pauvreté, de l’analphabétisme et de la difficulté d’accès à l’éducation, ainsi que l’absence d’alternance politique méritent d’être vus à la lumière d’une évaluation et d’une correction possible : quelle est la dignité humaine qui est en jeu dans ces situations ?  Quelles sont les causes et les effets de la pauvreté ; quand l’on parle du manque d’argent, c’est une manière de décrire le dénuement. La dangerosité du manque d’argent expliquerait-elle donc la décision de ne pas épargner, investir ou bien employer les ressources ? Explique-t-il tous les mécanismes de gaspillages et de dépenses superfétatoires ? Que dire de l’inféodation du franc CFA dans le Trésor Français ? n’est ce pas là, des indices de « répression monétaire et servitude volontaire » (Les jeunes et la politique, p. 78). 

 

 

Concernant l’analphabétisme, il inclut en grande partie, une formation qui ne débouche pas sur l’emploi. Les gens ne font « pas usage de leur apprentissage dans des activités productives, économiques, et des industries culturelles » (op.cit., p. 79). Si tel est l’analphabétisme, le manque de moyens d’accès à un service sanitaire de qualité représentent des difficultés  de la vie vécue comment la mettre en lien avec une possibles rectification par le biais des capacités ? ‘’Qu’est-ce que cette personne est capable de faire et d’être ?’’. » (Martha Nussbaum) et quel  est l’enjeu des personnes dans la considération de leur dignité non négociable ? En ce chemin, les capabilités sont un ensemble de possibilités, de libertés de choisir et d’agir : « il ne s’agit donc pas simplement des capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique. » (p. 39).

 

Concernant les capabilités, l’on distingue ce que l’individu est capable de faire dans sa personnalité, autant bien motrice, perceptive ou intellectuelle : 

« Nussbaum distingue les capabilités internes (les caractéristiques d’une personne, qui ont trait à sa personnalité, ses capacités tant motrices que perceptives ou intellectuelles - qu’il ne faut pas confondre avec les caractères innés d’une personne), des capabilités combinées (c’est-à-dire des capabilités internes « auxquelles s’ajoutent les conditions sociales, politiques et économiques dont le fonctionnement correspondant peut effectivement être choisi » p. 43). » Elle les énumère ainsi qu’il suit : 

« La vie, la santé du corps, l’intégrité du corps, les sens (associés à l’imagination et la pensée), les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Ces capabilités de base répondent pour Nussbaum au minimum exigé par la dignité humaine. »

 

 

Nous interprétons cette liste comme un appel à être humain. Les capabilités sont employables dans le registre de l’anthropogenèse. Accolés aux droits ; ce sont des possibilités d’humanisation de soi et de la société. « Les droits de l’homme sont les devoirs d’être humain par la manière dont on fait et on se fait. Le droit est une dette ; il doit être exercé » (F. Eboussi Boulaga). Comment passer par les capabilités et proposer des processus d’humanisation ? 

 

La capabilité de la vie. « Vie. Avoir les moyens de vivre jusqu’à la fin une vie d’une durée normale ; ne pas mourir prématurément ou avant que la vie soit diminuée au point qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue » (Martha Nussbaum). 

 

 

Cette capabilité met en exergue le facteur « vie » dans l’existence concrète des personnes insérées dans un contexte donné. Quelle est la qualité de leur vie ? Comment améliorer cette qualité de vie menacée par l’analphabétisme, le difficile accès à l’éducation, la santé défaillante ? La philosophie n’a peut être pas la réponse à cette question pratique ; la capabilité de la vie sert cependant comme critère d’évaluation de la qualité de vie des gens. Par elle, il convient également d’envisager un projet de vie pour une société plus juste qui prenne soin de ses membres malades à travers de meilleures conditions sanitaires. Chacun pourrait donc avoir les moyens de réaliser la possibilité de vivre pendant longtemps. 

 

 

Par la qualité de vie améliorée, en vue du bien-vivre, il est possible de prendre soin de la vie naissante et de la vie finissante. Une telle approche envisage et entend voir se réaliser l’essentiel des conditions de vie des membres d’une société. Chaque personne a droit à une vie décente. C’est donc ici que la capabalité de vie est accolée à celle de la santé physique. Toute personne devrait « avoir les moyens de jouir d’une bonne santé, y compris la santé reproductive ; avoir une alimentation convenable ; avoir un logement décent » (Matha Nussbaum). 

 

 

La qualité de la vie bonne peut circuler en guise d’interrogation des conditions de vie des détenus et des personnes des quartiers précaires. Le famélique de la prison tout comme celui du dehors a droit à une bonne alimentation et à une bonne santé. Chacun doit avoir les moyens d’ « avoir un logement décent » (Martha Nussbaum). La prison serait donc autre chose qu’un simple entassement de personnes et un lieu de non promiscuité. La question qui se pose est celle de la détermination des moyens par le sujet lui-même dans un environnement capable de motiver sa quête du bien être. 

La capabilité de l’intégrité physique mentionne pour le sujet, les moyens d’ « avoir les moyens de se déplacer librement d’un endroit à l’autre » (M. Naussbaum, p. 171).  Toute personne devrait avoir les moyens de se déplacer d’un endroit à un autre. Cet appel à la liberté de se déplacer ici ou là, est une réponse à la question du confinement de la liberté des humains. 

 

 

 « Intégrité physique ». La capabilité de l’intégrité physique insiste sur le fait pour une personne d’avoir les moyens de faire face à la violence domestique ; le corps d’autrui mérite d’être protégé ; une telle requête de respect du corps de l’autre entraîne une révision et une contestation des violences faites aux femmes dans leurs foyers ou lors des rites de veuvages, souvent humiliants pour les femmes. La formulation de la capabilité met en exergue à la fois la nécessité de contester les violences faites aux personnes ainsi que le projet d’une existence où le corps d’autrui est respecté. Cela ouvre à la considération de l’enveloppe charnelle par laquelle l’autre entre en contact avec moi. Le respect du corps d’autrui passe par la considération de sa personne. C’est par le corps que le sujet se montre comme sujet aux autres. 

 

 

Quant à la capabilité de la créativité, elle est formulée par ces mots :  « Sens, imagination et pensée. Avoir les moyens d’utiliser ses sens, d’imaginer, de penser et de raisonner – et de le faire d’une façon « véritablement humaine » grâce à une éducation adaptée comprenant l’alphabétisation ainsi qu’une formation mathématique et scientifique mais en aucune façon limitée à celle-ci ». (Martha Nussbaum). 

 

 

L’être humain se définit dans cette capabilité comme se doter de plusieurs moyens de vie intellectuelle. Le savoir est le meilleur moyen de comprendre la réalité. Cela passe par le biais de l’éducation. Il y reçoit les moyens de concevoir ce qui a été noble ; le travail de l’éducation est sans doute le moyen de développer son potentiel d’humanisation de soi. Cette capabilité est donc une réponse à la question des moyens précaires d’éducation par lesquels l’homme passe. Grâce à l’éducation, la personne humaine est formée au sens critique. La personne qui s’interroge cherche ainsi à se poser comme un existant intelligent. 

 

La capabilité de l’affiliation trouve un écho dans l’interprétation de l’être-avec et du pour-autrui de Fabien Eboussi Boulaga. Le sujet est situé dans un espace où les autres et lui s’associent pour transformer la réalité. L’environnement immédiat de toute personne grandit par la qualité de vie associative rencontrée dans les espaces de rencontre interpersonnelle. S’y vivent des sentiments de compassion et d’empathie et d’humanité partagée.  Cette coprésence manifeste ainsi des actes de sollicitude fraternelle remarquée lors des moments douloureux. La présence des autres est cet indice d’humanité. Cette présence aux côtés de… est une expérience de socialisation ; elle permet « d’être capables d’imaginer la situation de quelqu’un d’autre »  (Martha Nussbaum). Qu’est ce qu’il éprouve ; et comment être auprès de lui ?  La préoccupation pour autrui marquée par la fraternité et l’amitié est la confirmation de l’ouverture de l’être humain à ses semblables en vue d’un épanouissement mutuel. La « coprésence interpersonnelle » a pour enjeu de travailler pour davantage de justice dans le monde. « Protéger cette capabilité signifie protéger les institutions qui forment et encouragent de telles formes d’attachement et aussi protéger la liberté de réunion et d’expression publique » (Martha Nussbaum). 

 

La formulation de cette capabilité est envisageable comme une réponse aux critiques formulées par Fabien Eboussi Boulaga aux systèmes politiques d’Afrique Subsaharienne historiquement marqués à une époque par l’arbitraire. Elle est une optique dans la fondation des institutions et de la démocratie par l’entremise de la liberté raisonnable. 

 

François-Xavier Akono

 

Daphné Vialan, « Martha Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d'un monde plus juste ? »,Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 22 octobre 2012, consulté le 18 février 2016. URL : http://lectures.revues.org/9575

 

Le lien ici: Des-proble--mes-sociaux-a---une-re--flexion-sur-les-capabilite--s-2.odt

 

 

 

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20/02/2016
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