Philosophie-politique-Recensions d'ouvrages

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Des problèmes sociaux à une réflexion sur les capabilités

Des problèmes sociaux à une réflexion sur les capabilités

Nous proposons à nos lecteurs un exercice peu familier : à savoir partir d’une enquête sociologique et aboutir à une réflexion de philosophie politique. Le point de départ est le livre, codirigé par Fabien Eboussi Boulaga, Ayissi Nkolo & GRP AGAGES :  Les jeunes et la politique. Quelles perceptions pour quelle participation  (disponible en lignes dans : http://library.fes.de/pdf-files/bueros/kamerun/08960.pdf)  ? ,  que nous mettons en lien avec quelques capabilités de Martha Nussbaum. (notre réflexion s’inspire de son texte suivant : « Femmes et égalité: l'approche fondée sur les capacités » ( Revue internationale du Travail Volume 138, Issue 3, pages 247–268, September 1999)

 

 

Avec la méthode de l’enquête documentaire, quelques  jeunes du Cameroun répondent à un questionnaire prédéfini où ils s’expriment sur leurs qualités de vie. Le chapitre 4 du dit livre s’intitule : « Problèmes majeurs, sociaux et individuels ». La question posée est ainsi formulée : 

« A mon avis, voici selon mon analyse les problèmes de notre société les plus graves » : mettre un X dans sa case (par rapport au sexe)

 

 

 

 

Sexe du répondant

 

 

 

Masculin

Féminin

L’analphabétisme dans notre société

Pas du tout grave

19

12

 

Peu grave

47

32

 

 

Grave

98

69

 

 

Très grave

179

170

La difficulté d’accès à l’éducation

Pas du tout grave

15

12

 

Peu grave

52

40

 

 

Grave

125

98

 

 

Très grave

142

120

La pauvreté, le manque d’argent dans notre société

Pas du tout grave

2

22

 

Peu grave

18

66

 

 

Grave

85

189

 

 

Très grave

237

189

La santé défaillante dans notre société

Pas du tout grave

15

12

 

Peu grave

44

42

 

 

Grave

98

103

 

 

Très grave

174

116

Le chômage et la précarité dans notre société

Pas du tout grave

6

3

 

Peu grave

9

16

 

 

Grave

59

57

 

 

Très grave

259

199

 

La corruption dans notre société

Pas du tout grave

6

3

 

Peu grave

9

16

 

 

Grave

59

57

 

 

Très grave

285

236

 

Le manque d’alternance politique dans notre pays

Grave

42

24

 

Peu grave

61

77

 

 

Grave

91

63

 

 

Très grave

92

70

 

La difficulté d’avoir un terrain dans notre société

Pas du tout grave

60

36

 

Peu grave

88

96

 

 

Grave

91

63

 

 

Très grave

92

70

 

Le tribalisme dans les services publics de notre société

Pas du tout grave

12

6

 

Peu grave

45

30

 

 

Grave

80

73

 

 

Très grave

191

164

 

Les difficultés d’accès à l’information

Dans notre société

Pas du tout grave

24

15

 

Peu grave

81

75

 

 

Grave

122

103

 

 

Très grave

103

73

 

Les difficultés d’alimentation dans notre société

Pas du tout grave

39

18

 

Peu grave

66

57

 

 

Grave

93

99

 

 

Très grave

129

102

 

Le banditisme et l’insécurité dans notre société

Pas du tout grave

16

6

 

Peu grave

36

24

 

 

Grave

89

75

 

 

Très grave

186

175

 

La non considération des préoccupations des jeunes dans notre société

Pas du tout grave

6

10

 

Peu grave

25

26

 

 

Grave

104

76

 

 

Très grave

193

155

 

Les tracasseries des communautés urbaines et des mairies contre les jeunes vendeurs à la sauvette dans notre société

Pas du tout grave

42

22

 

Peu grave

65

60

 

 

Grave

102

86

 

 

Très grave

122

101

 

Les difficultés d’accès à la justice dans notre pays

Pas du tout grave

21

10

 

Peu grave

46

51

 

 

Grave

96

83

 

 

Très grave                                163

 

 

Le tableau précédent met en évidence, trois problèmes cruciaux qu’affrontent les jeunes ; ils sont ainsi mentionnés dans l’ordre : 

  • La corruption (79 pour cent)
  • Le chômage et la pauvreté (70 pour cent)
  • Le manque d’argent (65 pour cent)

Nous allons cependant nous concentrer sur des problèmes à mettre en relation avec la liste des capabilités de Martha Nussbaum, à partir de la réalité de la précarité. C’est pourquoi, la question du manque d’argent ou de la pauvreté, de l’analphabétisme et de la difficulté d’accès à l’éducation, ainsi que l’absence d’alternance politique méritent d’être vus à la lumière d’une évaluation et d’une correction possible : quelle est la dignité humaine qui est en jeu dans ces situations ?  Quelles sont les causes et les effets de la pauvreté ; quand l’on parle du manque d’argent, c’est une manière de décrire le dénuement. La dangerosité du manque d’argent expliquerait-elle donc la décision de ne pas épargner, investir ou bien employer les ressources ? Explique-t-il tous les mécanismes de gaspillages et de dépenses superfétatoires ? Que dire de l’inféodation du franc CFA dans le Trésor Français ? n’est ce pas là, des indices de « répression monétaire et servitude volontaire » (Les jeunes et la politique, p. 78). 

 

 

Concernant l’analphabétisme, il inclut en grande partie, une formation qui ne débouche pas sur l’emploi. Les gens ne font « pas usage de leur apprentissage dans des activités productives, économiques, et des industries culturelles » (op.cit., p. 79). Si tel est l’analphabétisme, le manque de moyens d’accès à un service sanitaire de qualité représentent des difficultés  de la vie vécue comment la mettre en lien avec une possibles rectification par le biais des capacités ? ‘’Qu’est-ce que cette personne est capable de faire et d’être ?’’. » (Martha Nussbaum) et quel  est l’enjeu des personnes dans la considération de leur dignité non négociable ? En ce chemin, les capabilités sont un ensemble de possibilités, de libertés de choisir et d’agir : « il ne s’agit donc pas simplement des capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique. » (p. 39).

 

Concernant les capabilités, l’on distingue ce que l’individu est capable de faire dans sa personnalité, autant bien motrice, perceptive ou intellectuelle : 

« Nussbaum distingue les capabilités internes (les caractéristiques d’une personne, qui ont trait à sa personnalité, ses capacités tant motrices que perceptives ou intellectuelles - qu’il ne faut pas confondre avec les caractères innés d’une personne), des capabilités combinées (c’est-à-dire des capabilités internes « auxquelles s’ajoutent les conditions sociales, politiques et économiques dont le fonctionnement correspondant peut effectivement être choisi » p. 43). » Elle les énumère ainsi qu’il suit : 

« La vie, la santé du corps, l’intégrité du corps, les sens (associés à l’imagination et la pensée), les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Ces capabilités de base répondent pour Nussbaum au minimum exigé par la dignité humaine. »

 

 

Nous interprétons cette liste comme un appel à être humain. Les capabilités sont employables dans le registre de l’anthropogenèse. Accolés aux droits ; ce sont des possibilités d’humanisation de soi et de la société. « Les droits de l’homme sont les devoirs d’être humain par la manière dont on fait et on se fait. Le droit est une dette ; il doit être exercé » (F. Eboussi Boulaga). Comment passer par les capabilités et proposer des processus d’humanisation ? 

 

La capabilité de la vie. « Vie. Avoir les moyens de vivre jusqu’à la fin une vie d’une durée normale ; ne pas mourir prématurément ou avant que la vie soit diminuée au point qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue » (Martha Nussbaum). 

 

 

Cette capabilité met en exergue le facteur « vie » dans l’existence concrète des personnes insérées dans un contexte donné. Quelle est la qualité de leur vie ? Comment améliorer cette qualité de vie menacée par l’analphabétisme, le difficile accès à l’éducation, la santé défaillante ? La philosophie n’a peut être pas la réponse à cette question pratique ; la capabilité de la vie sert cependant comme critère d’évaluation de la qualité de vie des gens. Par elle, il convient également d’envisager un projet de vie pour une société plus juste qui prenne soin de ses membres malades à travers de meilleures conditions sanitaires. Chacun pourrait donc avoir les moyens de réaliser la possibilité de vivre pendant longtemps. 

 

 

Par la qualité de vie améliorée, en vue du bien-vivre, il est possible de prendre soin de la vie naissante et de la vie finissante. Une telle approche envisage et entend voir se réaliser l’essentiel des conditions de vie des membres d’une société. Chaque personne a droit à une vie décente. C’est donc ici que la capabalité de vie est accolée à celle de la santé physique. Toute personne devrait « avoir les moyens de jouir d’une bonne santé, y compris la santé reproductive ; avoir une alimentation convenable ; avoir un logement décent » (Matha Nussbaum). 

 

 

La qualité de la vie bonne peut circuler en guise d’interrogation des conditions de vie des détenus et des personnes des quartiers précaires. Le famélique de la prison tout comme celui du dehors a droit à une bonne alimentation et à une bonne santé. Chacun doit avoir les moyens d’ « avoir un logement décent » (Martha Nussbaum). La prison serait donc autre chose qu’un simple entassement de personnes et un lieu de non promiscuité. La question qui se pose est celle de la détermination des moyens par le sujet lui-même dans un environnement capable de motiver sa quête du bien être. 

La capabilité de l’intégrité physique mentionne pour le sujet, les moyens d’ « avoir les moyens de se déplacer librement d’un endroit à l’autre » (M. Naussbaum, p. 171).  Toute personne devrait avoir les moyens de se déplacer d’un endroit à un autre. Cet appel à la liberté de se déplacer ici ou là, est une réponse à la question du confinement de la liberté des humains. 

 

 

 « Intégrité physique ». La capabilité de l’intégrité physique insiste sur le fait pour une personne d’avoir les moyens de faire face à la violence domestique ; le corps d’autrui mérite d’être protégé ; une telle requête de respect du corps de l’autre entraîne une révision et une contestation des violences faites aux femmes dans leurs foyers ou lors des rites de veuvages, souvent humiliants pour les femmes. La formulation de la capabilité met en exergue à la fois la nécessité de contester les violences faites aux personnes ainsi que le projet d’une existence où le corps d’autrui est respecté. Cela ouvre à la considération de l’enveloppe charnelle par laquelle l’autre entre en contact avec moi. Le respect du corps d’autrui passe par la considération de sa personne. C’est par le corps que le sujet se montre comme sujet aux autres. 

 

 

Quant à la capabilité de la créativité, elle est formulée par ces mots :  « Sens, imagination et pensée. Avoir les moyens d’utiliser ses sens, d’imaginer, de penser et de raisonner – et de le faire d’une façon « véritablement humaine » grâce à une éducation adaptée comprenant l’alphabétisation ainsi qu’une formation mathématique et scientifique mais en aucune façon limitée à celle-ci ». (Martha Nussbaum). 

 

 

L’être humain se définit dans cette capabilité comme se doter de plusieurs moyens de vie intellectuelle. Le savoir est le meilleur moyen de comprendre la réalité. Cela passe par le biais de l’éducation. Il y reçoit les moyens de concevoir ce qui a été noble ; le travail de l’éducation est sans doute le moyen de développer son potentiel d’humanisation de soi. Cette capabilité est donc une réponse à la question des moyens précaires d’éducation par lesquels l’homme passe. Grâce à l’éducation, la personne humaine est formée au sens critique. La personne qui s’interroge cherche ainsi à se poser comme un existant intelligent. 

 

La capabilité de l’affiliation trouve un écho dans l’interprétation de l’être-avec et du pour-autrui de Fabien Eboussi Boulaga. Le sujet est situé dans un espace où les autres et lui s’associent pour transformer la réalité. L’environnement immédiat de toute personne grandit par la qualité de vie associative rencontrée dans les espaces de rencontre interpersonnelle. S’y vivent des sentiments de compassion et d’empathie et d’humanité partagée.  Cette coprésence manifeste ainsi des actes de sollicitude fraternelle remarquée lors des moments douloureux. La présence des autres est cet indice d’humanité. Cette présence aux côtés de… est une expérience de socialisation ; elle permet « d’être capables d’imaginer la situation de quelqu’un d’autre »  (Martha Nussbaum). Qu’est ce qu’il éprouve ; et comment être auprès de lui ?  La préoccupation pour autrui marquée par la fraternité et l’amitié est la confirmation de l’ouverture de l’être humain à ses semblables en vue d’un épanouissement mutuel. La « coprésence interpersonnelle » a pour enjeu de travailler pour davantage de justice dans le monde. « Protéger cette capabilité signifie protéger les institutions qui forment et encouragent de telles formes d’attachement et aussi protéger la liberté de réunion et d’expression publique » (Martha Nussbaum). 

 

La formulation de cette capabilité est envisageable comme une réponse aux critiques formulées par Fabien Eboussi Boulaga aux systèmes politiques d’Afrique Subsaharienne historiquement marqués à une époque par l’arbitraire. Elle est une optique dans la fondation des institutions et de la démocratie par l’entremise de la liberté raisonnable. 

 

François-Xavier Akono

 

Daphné Vialan, « Martha Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d'un monde plus juste ? »,Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 22 octobre 2012, consulté le 18 février 2016. URL : http://lectures.revues.org/9575

 

Le lien ici: Des-proble--mes-sociaux-a---une-re--flexion-sur-les-capabilite--s-2.odt

 

 

 

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20/02/2016
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