Philosophie-politique-Recensions d'ouvrages

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Les Irremplaçables de Cynthia Fleury

La notion de démocratie nous est familière. Nous parlons de la démocratie, nous croyons en la démocratie. Qu’elle soit grecque nous en sommes convaincus, puisqu’elle y tire son origine. Qu’elle soit adaptable, nous pose tout de même des questions, même si nous demeurons conscients que la démocratie fonctionne bien en Amérique alors qu’elle n’est pas d’origine américaine. Mais pourquoi ne marche-t-elle pas en Afrique ? Là est une autre question à laquelle peu de personnes répondent. Finalement comment expliquer cette immanence et cette permanence de l’idée de démocratie dans le monde actuel ? Cynthia Fleury, spécialiste de la pensée politique et des pathologies de la Modernité, consacre depuis quelques années déjà ses travaux sur la question de l’idéal politique. Ses oeuvres sont, par ailleurs, empreintes d'une touche toute intimiste qui ressort probablement de sa double formation de philosophe et de psychanalyste sans compter son expérience en tant qu’actrice sociale engagée et professeure. Dans Les Irremplaçables, elle repose la question de la liberté individuelle en la présentant non point comme un danger pour l’État de droit, mais comme une nécessité incontournable pour l’évolution de la démocratie. Elle croit que l’individu, en tant que sujet, est irremplaçable en démocratie. Ceci relève quasiment de la conviction, car briser cette irremplaçabilité, c’est briser la société. Seulement cette consécration de l’individu n’a rien à voir avec l’individualisme que plusieurs auteurs de la philosophie politique pointent du doigt comme étant l’élément fondamental de la déstructuration de la démocratie. Dans cet essai publié en 2015, l'auteur propose une alternative à l’individualisme souvent déduit de l’individu en proposant la prise en compte de l’idée d’individuation. Pourquoi l’individuation pour l’État de droit ? Parce que l’État de droit dévalorise, travestit et désingularise un peu le sujet en le présentant des fois comme étant remplaçable. Détruire le sujet c’est s’autodétruire pour l’État de droit car il n’y a pas d’état de droit sans individu.

 

Avant de commencer, pour des raisons d’ordre sémantique, nous tenons à préciser ce que sont l’individualisme d’une part et l’individuation d’autre part. Le terme individualisme désigne une posture qui privilégie les intérêts, les droits et valeurs de l'individu par rapport à tous les groupes sociaux. L'intérêt individuel y supplante l’intérêt général. Deux principes encadrent l'individualisme: la liberté individuelle et l’autonomie morale. Quant à l’individuation, l’auteur écrit : « La notion d’individuation fait écho à celle de l’individualisme pour la critique, et rappelle qu’un individu dans l’État de droit doit pouvoir devenir sujet » (p. 11). 

 

L’Essai est divisé en trois chapitres.

 

Dans le premier chapitre, la philosophe parle de l’individuation et de son rapport avec l’État de droit. Elle présente la production de l’individuation et appelle à redécouvrir le « connais toi-même » et le « rien de trop »  à partir de trois principes. Le Γνῶθι σεαυτόν « gnôthi seauthon » ou le « connais-toi toi-même » qui marque l’ouverture au monde et impose en même temps des limites parce que lorsqu’on apprend à se connaître on apprend à reconnaître l’autre et à le valoriser ; et le Μηδὲν ἄγαν « Mêden agan » ou le « rien de trop » qui impose des limites, à l’instar de la médiété aristotélicienne, une valeur éthique, sociale et intellectuelle.

 

Le premier principe d’individuation passe par l’« imaginatio vera » ou « l’imagination vraie » qui a pour socle l’ouverture à l’autre, au monde et à la vision intuitive. L’imagination ouvre au réel. Le deuxième principe se résume dans le « pretium doloris » ou la question du prix de la douleur qui parle de l’homme comme un capax doloris (capable de douleur (souffrance)) du fait qu’il assume certaines douleurs pour pouvoir accéder au réel. Penser devient alors « risquer », donc assumer une douleur. Et enfin le troisième principe « vis comica » ou la « force comique » qui consacre l’humour dans la connaissance et dans le rapport avec autrui. On peut ici parler de l’ironie socratique qui ne limite pas l’humour à la détente, mais aussi à sa capacité créatrice de propulser "vers". L’humour possède dès lors un mouvement tonifiant pour sauvegarder le sujet de la domination. Telles sont ainsi présentées les quatre figures au cœur du processus d’individuation.

 

 

Dans le deuxième chapitre, il est question de la question du Pouvoir que Cynthia Fleury considère comme une religion continuée. Elle montre que le Pouvoir tient par la croyance et considère que les citoyens désinhibés renforcent ce spectre du pouvoir. Elle pose donc directement le problème du démantèlement de la notion de « Pouvoir » en se questionnant sur la légitimité de l’exercice de celui-ci lorsque l’individuation est effective. Toutefois il ne faut pas perdre de vue que le pouvoir qu’il s’agit de déconstruire ici c’est le pouvoir dogmatisé ou plutôt disons le pouvoir absolu (déifié) qui heurte l’individualité des citoyens en les conduisant à démissionner de la sphère publique. Grande lectrice de Foucault, Fleury reste convaincue, comme l’affirme ce dernier, que le pouvoir est de nature circulaire. D’où l’individuation pose des pré-requis pour sa réalisation. Voilà pourquoi pour s’individuer, il faut sortir de l’état de minorité ; se réapproprier son temps, sa langue et sa capacité d’action. Ceci dit, « toute tentative de désindividuation prend appui sur la déverbalisation » (p. 11).Notons aussi que dans cette prise en charge du Soi, la philosophe ne fait pas l’économie de la dimension historique. Pour elle si l’histoire est d’abord le récit des évènements passés, elle est aussi le levier de la conscience humaine, car elle rappelle à l’individu que l’homme n’a pas toujours été sous le joug d’une domination. Aussi, estime-t-elle que l'histoire a pour fonction de rappeler que « l'individuation a eu lieu, que si elle est une création journalière, elle n'en demeure pas moins principielle, et de toute éternité présente, comme la potentialité même de l'homme... »

 

 

 

Le troisième chapitre concerne le rapport de l’Irremplaçabilité à l’éducation. L’auteure pointe la faiblesse de l’éducation qui a oublié « la dimension de la lutte » (p. 173), alors que pour sortir de l’état de minorité, l’éducation est incontournable. Elle estime en outre que l’éducation devrait s’armer pour être à même de répondre à la formation au processus d’individuation. Elle écrit d’ailleurs que « le désœuvrement parental n’est d’ailleurs que le nom particulier d’un désœuvrement plus général qui touche tous les acteurs de la société dans l’appréhension de leur responsabilité (jusqu’où cette vie qui est la leur les concerne-t-elle ?) » (p. 173). De ce fait la philosophe insiste sur l’idée que l’éducation à l’individuation est l’œuvre de toute une vie qui demande discipline et soin. S’inspirant de la vision kantienne du « soin », elle affirme que le soin c’est « précisément cette précaution que prennent les parents pour éviter que les enfants ne fassent un usage nuisible de leur force. Car qu’est-ce qu’un individu accompli si ce n’est celui qui sait user correctement de sa force, sans en abuser, sans se mettre lui-même en danger ? » (p. 174).

 

 

En somme pour Cynthia Fleury, toute éducation fut-elle domestique  doit faire « écho à l’éducation plus générale de l’humanité, et ce pour alimenter plus globalement la notion de progrès » (p. 175). L’éducation doit demeurer la priorité première de l’État, parce qu’elle forme l’humain qui est l’acteur assuré de la Nation. C’est pourquoi on ne peut parler d’éducation scolaire sans éducation domestique.

 

 

S’éduquer à l’irremplaçabilité.

À travers ce sous-titre l’auteure propose les clés d’une éducation à l’irremplaçabilité (le caractère de ce qui est irremplacable). Elle permet de conserver l’existence de manière continue à travers la participation à la vie sociale, à la gestion de la responsabilité et à l’action, la production des personnalités effectives et la discipline. À la fin de son livre l’auteure fait un clin d’œil en direction de la question du travail dont elle met en avant les dimensions de solidarité et non simplement de rendement

 

 

En conclusion...

L’essai de Cynthia Fleury est d’une pertinence indéniable car il questionne le cœur de la démocratie moderne qui en consacrant l’exaltation de l’individu, l'a confondu avec l’individualisme. Redonnant à la philosophie politique ses lettres de noblesses, elle rejoint de ce fait des grands auteurs comme Alexis de Tocqueville qui, dans De la démocratie en Amérique, n’a pas hésité à fustiger la question de l’individualisme comme étant le travestissement des principes démocratiques de liberté et d’égalité. La thèse développée ici questionne aussi le rapport des philosophies politiques Libertariennes, comme celle de Nozick par exemple, en montrant que le retrait social de l’individu n’est pas la seule condition de l’exercice de la liberté individuelle, car ce qui est important ce n’est pas l’indifférence démocratique mais la remise du Sujet au cœur du Collectif. Pour finir disons que l’auteure nous apprend qu’il ne suffit pas d’opter pour la démocratie ou de se déclarer démocrate pour faire préserver la démocratie. Etre démocrate est un travail qui implique le soi, les autres et la société. C’est pourquoi le risque de l’irremplaçabilité doit toujours être considéré comme le risque, sans risque, de la relation à l’autre.

 

 

 

Pénélope Mavoungou

 

 

 

Références

Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015

Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, Puf, 1974.

Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, coll « Esprit », 1983.

Philippe Raynaud, Tocqueville. De la démocratie en Amérique, Paris, Éditions Flammarion, 2010.

 

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06/04/2016
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